Théophile Gautier par lui-même

Ce texte a paru dans L’Illustration du 9 mars 1867.


J’ai accepté un peu étourdiment, je m’en aperçois en prenant la plume, d’écrire les quelques lignes qui doivent accompagner mon portrait, dessiné par Mouilleron d’après l’excellente photographie de Bertall. Au premier coup d’œil cela semble bien simple de rédiger des notes sur sa propre vie. On est, on le croit du moins, à la source des renseignements, et l’on serait mal venu ensuite à se plaindre de l’inexactitude ordinaire des biographes.  » Connais-toi toi-même  » est un bon conseil philosophique, mais plus difficile à suivre qu’on ne pense, et je découvre à mon embarras que je ne suis pas aussi informé sur mon propre compte que je me l’imaginais. Le visage qu’on regarde le moins est son visage à soi. Mais enfin, j’ai promis, il faut que je m’exécute.

Diverses notices me font naître à Tarbes, le 31 août 1808. Cela n’a rien d’important, mais la vérité est que je suis venu dans ce monde où je devais tant faire de copie, le 31 août 1811, ce qui me donne un âge encore assez respectable pour m’en contenter. On a dit aussi que j’avais commencé mes études en cette ville et que j’étais entré en 1822, pour les finir, au collège Charlemagne. Les études que j’ai pu faire à Tarbes se bornent à peu de chose, car j’avais trois ans quand mes parents m’emmenèrent à Paris, à mon grand regret, et je ne suis retourné à mon lieu de naissance qu’une seule fois pour y passer vingt-quatre heures, il y a six ou sept ans. Chose singulière pour un enfant si jeune, le séjour de la capitale me causa une nostalgie assez intense pour m’amener à des idées de suicide. Après avoir jeté mes joujoux par la fenêtre, j’allais les suivre, si, heureusement ou malheureusement, on ne m’avait retenu par ma jaquette. On ne parvenait à m’endormir qu’en me disant qu’il fallait se reposer pour se lever de grand matin et retourner là-bas. Comme je ne savais que le patois gascon, il me semblait que j’étais sur une terre étrangère, et une fois, aux bras de ma bonne, entendant des soldats qui passaient parler cette langue, pour moi la maternelle, je m’écriai :  » Allons-nous-en avec eux; ceux-là, ce sont des nôtres!  »

Cette impression ne s’est pas tout à fait effacée, et quoique, sauf le temps des voyages, j’aie passé toute ma vie à Paris, j’ai gardé un fond méridional. Mon père, du reste, était né dans le Comtat-Venaissin, et malgré une excellente éducation, on pouvait reconnaître à son accent l’ancien sujet du pape. On doute parfois de la mémoire des enfants. La mienne était telle, et la configuration des lieux s’y était si bien gravée qu’après plus de quarante ans j’ai pu reconnaître, dans la rue qui mène au Mercadieu, la maison où je naquis. Le souvenir des silhouettes de montagnes bleues qu’on découvre au bout de chaque ruelle et des ruisseaux d’eaux courantes qui, parmi les verdures, sillonnent la ville en tous sens, ne m’est jamais sorti de la tête et m’a souvent attendri aux heures songeuses.

Pour en finir avec ces détails puérils, j’ai été un enfant doux, triste et malingre, bizarrement olivâtre, et d’un teint qui étonnait mes jeunes camarades roses et blancs. Je ressemblais à quelque petit Espagnol de Cuba, frileux et nostalgique, envoyé en France pour faire son éducation. J’ai su lire à l’âge de cinq ans, et depuis ce temps je puis dire, comme Apelles : Nulla dies sine linea. À ce propos, qu’on me permette de placer une courte anecdote. Il y avait cinq ou six mois qu’on me faisait épeler sans grand succès; je mordais fort mal au ba, be, bi, bo, bu, lorsqu’un jour de l’an le chevalier de Port de Guy, dont parle Victor Hugo dans Les Misérables, et qui portait les cadavres de guillotinés avec l’évêque de ***, me fit cadeau d’un livre fort proprement relié et doré sur tranche, et me dit :  » Garde-le pour l’année prochaine, puisque tu ne sais pas encore lire.  » –  » Je sais lire « , répondis-je, pâle de colère et bouffi d’orgueil. J’emportai rageusement le volume dans un coin, et je fis de tels efforts de volonté et d’intelligence que je le déchiffrai d’un bout à l’autre et que je racontai le sujet au chevalier à sa première visite.

Ce livre, c’était Lydie de Gersin. Le sceau mystérieux qui fermait pour moi les bibliothèques était rompu. Deux choses m’ont toujours épouvanté, c’est qu’un enfant apprît à parler et à lire; avec ces deux clefs qui ouvrent tout, le reste n’est rien. L’ouvrage qui fit sur moi le plus d’impression, ce fut Robinson Crusoé. J’en devins comme fou, je ne rêvais plus qu’île déserte et vie libre au sein de la nature, et me bâtissais, sous la table du salon, des cabanes avec des bûches où je restais enfermé des heures entières. Je ne m’intéressais qu’à Robinson seul, et l’arrivée de Vendredi rompait pour moi tout le charme. Plus tard, Paul et Virginie me jetèrent dans un enivrement sans pareil, que ne me causèrent, lorsque je fus devenu grand, ni Shakespeare, ni Goethe, ni Lord Byron, ni Walter Scott, ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni même Victor Hugo, que toute la jeunesse adorait à cette époque. À travers tout cela, sous la direction de mon père, fort bon humaniste, je commençais le latin, et à mes heures de récréation je faisais des vaisseaux correctement gréés, d’après les eaux-fortes d’Ozanne, que je copiais à la plume pour mieux me rendre compte de l’arrangement des cordages. Que d’heures j’ai passées à façonner une bûche et à la creuser avec du feu à la façon des sauvages! Que de mouchoirs j’ai sacrifiés pour en faire des voiles! Tout le monde croyait que je serais marin, et ma mère se désespérait par avance d’une vocation qui dans un temps donné devait m’éloigner d’elle. Ce goût enfantin m’a laissé la connaissance de tous les termes techniques de marine. Un de mes bâtiments, les voiles bien orientées, le gouvernail fixé dans une direction convenable, eut la gloire de traverser tout seul la Seine en amont du pont d’Austerlitz. Jamais triomphateur romain ne fut plus fier que moi.

Aux vaisseaux succédèrent les théâtres en bois et en carton, dont il fallait peindre les décors, ce qui tournait mes idées vers la peinture. J’avais attrapé une huitaine d’années, et l’on me mit au collège Louis-le-Grand, où je fus saisi d’un désespoir sans égal que rien ne put vaincre. La brutalité et la turbulence de mes petits compagnons de bagne me faisaient horreur. Je mourais de froid, d’ennui et d’isolement entre ces grands murs tristes, où, sous prétexte de me briser à la vie de collège, un immonde chien de cour s’était fait mon bourreau. Je conçus pour lui une haine qui n’est pas éteinte encore. S’il m’apparaissait reconnaissable après ce long espace de temps, je lui sauterais à la gorge et je l’étranglerais. Toutes les provisions que ma mère m’apportait restaient empilées dans mes poches et y moisissaient. Quant à la nourriture du réfectoire, mon estomac ne pouvait la supporter; je dépérissais si visiblement, que le proviseur s’en alarma : j’étais là dedans comme une hirondelle prise qui ne veut plus manger et meurt. On était du reste très-content de mon travail, et je promettais un brillant élève si je vivais. Il fallut me retirer, et j’achevai le reste de mes études à Charlemagne, en qualité d’externe libre, titre dont j’étais extrêmement fier, et que j’avais soin d’écrire en grosses lettres au coin de ma copie. Mon père me servait de répétiteur, et c’est lui qui fut en réalité mon seul maître. Si j’ai quelque instruction et quelque talent, c’est à lui que je les dois. Je fus assez bon élève, mais avec des curiosités bizarres, qui ne plaisaient pas toujours aux professeurs. Je traitais les sujets de vers latins dans tous les mètres imaginables, et je me plaisais à imiter les styles qu’au collège on appelle de décadence. J’étais souvent taxé de barbarie et d’africanisme, et j’en étais charmé comme d’un compliment. Je fis peu d’amis sur les bancs, excepté Eugène de Nully et Gérard de Nerval, déjà célèbre à Charlemagne par ses odes nationales, qui étaient imprimées. Outre mes latins décadents, j’étudiais les vieux auteurs français Villon et Rabelais surtout, que j’ai sus par cœur, je dessinais et je m’essayais à faire des vers français; la première pièce dont je me souvienne était le Fleuve Scamandre, inspirée sans doute par le tableau de Lancrenon, des traductions de Musée, de l’Anthologie grecque, et plus tard un poëme de l’Enlèvement d’Hélène, en vers de dix pieds. Toutes ces pièces se sont perdues. Il n’y a pas grand mal. Une cuisinière moins lettrée que la Photis de Lucien en flamba des volailles, ne voulant pas employer du papier blanc à cet usage. De ces années de collège il ne me reste aucun souvenir agréable et je ne voudrais pas les revivre.

Pendant que je faisais ma rhétorique, il me vint une passion, celle de la nage, et je passais à l’école Petit tout le temps que me laissaient les classes. Parfois même, pour parler le langage des collégiens, je filais, et passais toute la journée dans la rivière. Mon ambition était de devenir un caleçon rouge. C’est la seule de mes ambitions qui ait été réalisée. En ce temps-là, je n’avais aucune idée de me faire littérateur, mon goût me portait plutôt vers la peinture, et avant d’avoir fini ma philosophie j’étais entré chez Rioult, qui avait son atelier rue Saint-Antoine, près du temple protestant, à proximité de Charlemagne; ce qui me permettait d’aller à la classe après la séance. Rioult était un homme d’une laideur bizarre et spirituelle, qu’une paralysie forçait, comme Jouvenet, à peindre de la main gauche, et qui n’en était pas moins adroit. À ma première étude il me trouva plein de  » chic « , accusation au moins prématurée. La scène si bien racontée dans L’Affaire Clémenceau se joua aussi pour moi sur la table de pose, et le premier modèle de femme ne me parut pas beau, et me désappointa singulièrement, tant l’art ajoute à la nature la plus parfaite. C’était cependant une très-jolie fille, dont j’appréciai plus tard, par comparaison, les lignes élégantes et pures; mais d’après cette impression, j’ai toujours préféré la statue à la femme et le marbre à la chair. Mes études de peinture me firent apercevoir d’un défaut que j’ignorais, c’est que j’avais la vue basse. Quand j’étais au premier rang, cela allait bien, mais quand le tirage des places reléguait mon chevalet au fond de la salle, je n’ébauchais plus que des masses confuses.

Je demeurais alors avec mes parents à la place Royale, no 8, dans l’angle de la rangée d’arcades où se trouvait la mairie. Si je note ce détail, ce n’est pas pour indiquer à l’avenir une de mes demeures. Je ne suis pas de ceux dont la postérité signalera les maisons avec un buste ou une plaque de marbre. Mais cette circonstance influa beaucoup sur la direction de ma vie. Victor Hugo quelque temps après la révolution de Juillet, était venu loger à la place Royale, au no 6, dans la maison en retour d’équerre. On pouvait se parler d’une fenêtre à l’autre. J’avais été présenté à Hugo, rue Jean-Goujon, par Gérard et Pétrus Borel, le lycanthrope. Dieu sait avec quels tremblements et quelles angoisses! Je restai plus d’une heure assis sur les marches de l’escalier avec mes deux cornacs, les priant d’attendre que je fusse un peu remis. Hugo était alors dans toute sa gloire et son triomphe. Admis devant le Jupiter romantique, je ne sus pas même dire, comme Henri Heine devant Goethe :  » Que les prunes étaient bonnes pour la soif sur le chemin d’Iéna à Weimar  » Mais les dieux et les rois ne dédaignent pas ces effarements de timidité admirative. Ils aiment assez qu’on s’évanouisse devant eux. Hugo daigna sourire et m’adresser quelques paroles encourageantes. C’était à l’époque des répétitions d’Hernani. Gérard et Pétrus se portèrent mes garants, et je reçus un de ces billets rouges marqués avec une griffe de la fière devise espagnole hierro (fer). On pensait que la représentation serait tumultueuse, et il fallait des jeunes gens enthousiastes pour soutenir la pièce. Les haines entre classiques et romantiques étaient aussi vives que celles des guelfes et de gibelins, des gluckistes et des piccinistes. Le succès fut éclatant comme un orage, avec sifflements des vents, éclairs, pluie et foudres. Toute une salle soulevée par l’admiration frénétique des uns et la colère opiniâtre des autres! Ce fut à cette représentation que je vis pour la première fois madame Émile de Girardin, vêtue de bleu, les cheveux roulés en longue spirale d’or comme dans le portrait d’Hersent. Elle applaudissait le poëte pour son génie, on l’applaudit pour sa beauté. À dater de là, je fus considéré comme un chaud néophyte, et j’obtins le commandement d’une petite escouade à qui je distribuais des billets rouges. On a dit et imprimé qu’aux batailles d’Hernani j’assommais les bourgeois récalcitrants avec mes poings énormes. Ce n’était pas l’envie qui me manquait, mais les poings. J’avais dix-huit ans à peine, j’étais frêle et délicat, et je gantais sept un quart. Je fis, depuis, toutes les grandes campagnes romantiques. Au sortir du théâtre, nous écrivions sur les murailles :  » Vive Victor Hugo!  » pour propager sa gloire et ennuyer les philistins. Jamais Dieu ne fut adoré avec plus de ferveur qu’Hugo. Nous étions étonnés de le voir marcher avec nous dans la rue comme un simple mortel, et il nous semblait qu’il n’eût dû sortir par la ville que sur un char triomphal traîné par un quadrige de chevaux blancs, avec une Victoire ailée suspendant une couronne d’or au-dessus de sa tête. À vrai dire, je n’ai guère changé d’idée, et mon âge mûr approuve l’admiration de ma jeunesse. À travers tout cela, je faisais des vers, et il y en eut bientôt assez pour former un petit volume entremêlé de pages blanches et d’épigraphes bizarres en toutes sortes de langues, que je ne savais pas, selon la mode du temps. Mon père fit les frais de la publication, Rignoux m’imprima, et avec cet à-propos et ce flair des commotions politiques qui me caractérisent, je parus au passage des Panoramas, à la vitrine de Marie, éditeur, juste le 28 juillet 1830. On pense bien, sans que je le dise qu’il ne se vendit pas beaucoup d’exemplaires de ce volume à couverture rose, intitulé modestement Poésies.

Le voisinage de l’illustre chef romantique rendit mes relations avec lui et avec l’école naturellement plus fréquentes. Peu à peu je négligeai la peinture et me tournai vers les idées littéraires. Hugo m’aimait assez et me laissait asseoir comme un page familier sur les marches de son trône féodal. Ivre d’une telle faveur, je voulus la mériter, et je rimai la légende d’Albertus, que je joignis avec quelques autres pièces à mon volume sombré dans la tempête, et dont l’édition me restait presque entière; à ce volume, devenu rare, était jointe une eau-forte ultra-excentrique de Célestin Nanteuil. Ceci se passait vers 1833. Le surnom d’Albertus me resta, et l’on ne m’appelait guère autrement dans ce qu’Alfred de Musset appelait : la grande boutique… romantique. Chez Victor Hugo, je fis la connaissance d’Eugène Renduel, le libraire à la mode, l’éditeur au cabriolet d’ébène et d’acier. Il me demanda de lui faire quelque chose, parce que, disait-il, il me trouvait  » drôle « . Je lui fis les Jeunes-France, espèce de précieuses ridicules du romantisme, puis Mademoiselle de Maupin, dont la préface souleva les journalistes, que j’y traitais fort mal. Nous regardions, en ce temps-là, les critiques comme des cuistres, des monstres, des eunuques et des champignons. Ayant vécu depuis avec eux, j’ai reconnu qu’ils n’étaient pas si noirs qu’ils en avaient l’air, étaient assez bons diables et même ne manquaient pas de talent.

J’avais, vers cette époque, quitté le nid paternel, et demeurais impasse du Doyenné, où logeaient aussi Camille Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye, qui habitaient ensemble un vieil appartement dont les fenêtres donnaient sur des terrains pleins de pierres taillées, d’orties et de vieux arbres. C’était la Thébaïde au milieu de Paris. C’est rue du Doyenné, dans ce salon où les rafraîchissements étaient remplacés par des fresques, que fut donné ce bal costumé qui resta célèbre, et où je vis pour la première fois ce pauvre Roger de Beauvoir, qui vient de mourir après de si longues souffrances, dans tout l’éclat de son succès, de sa jeunesse et de sa beauté. Il portait un magnifique costume vénitien, à la Paul Véronèse : grande robe de damas vert-pomme, ramagé d’argent, toquet de velours nacarat et maillot rouge en soie, chaîne d’or au col; il était superbe, éblouissant de verve et d’entrain, et ce n’était pas le vin de Champagne qu’il avait bu chez nous qui lui donnait ce pétillement de bons mots. Dans cette soirée Édouard Ourliac, qui plus tard est mort dans des sentiments de profonde dévotion, improvisait, avec une âpreté terrible et un comique sinistre, ces charges amères où perçait déjà le dégoût du monde et des ridicules humains.

Dans ce petit logement de la rue du Doyenné, qui n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir, J. Sandeau vint nous chercher de la part de Balzac, pour coopérer à la Chronique de Paris, où nous écrivîmes La Morte amoureuse et La Chaîne d’or ou l’Amant partagé, sans compter un grand nombre d’articles de critique. Nous faisions aussi à La France littéraire, dirigée par Charles Malo, des esquisses biographiques de la plupart des poëtes maltraités dans Boileau, et qui furent réunis sous le titre de Grotesques. À peu près vers ce temps (1836), nous entrâmes à La Presse, qui venait de se fonder, comme critique d’art. Un de nos premiers articles fut une appréciation des peintures d’Eugène Delacroix à la Chambre des députés. Tout en vaquant à ces travaux, nous composions un nouveau volume de vers : La Comédie de la Mort, qui parut en 1838. Fortunio, qui date à peu près de cette époque, fut inséré d’abord au Figaro sous forme de feuilletons, qui se détachaient du journal et se pliaient en livre.

Là finit ma vie heureuse, indépendante et primesautière. On me chargea du feuilleton dramatique de La Presse, que je fis d’abord avec Gérard et ensuite tout seul pendant plus de vingt ans. Le journalisme, pour se venger de la préface de Mademoiselle de Maupin, m’avait accaparé et attelé à ses besognes. Que de meules j’ai tournées, que de seaux j’ai puisés à ces norias hebdomadaires ou quotidiennes, pour verser l’eau dans le tonneau sans fond de la publicité! J’ai travaillé à La Presse, au Figaro, à La Caricature, au Musée des Familles, à la Revue de Paris, à la Revue des Deux Mondes, partout où l’on écrivait alors. Mon physique s’était beaucoup modifié, à la suite d’exercices gymnastiques. De délicat j’étais devenu très-vigoureux. J’admirais les athlètes et les boxeurs par-dessus tous les mortels. J’avais pour maître de boxe française et de canne Charles Lecour, je montais à cheval avec Clopet et Victor Franconi, je canotais sous le capitaine Lefèvre, je suivais, à la salle Montesquieu, les défis et les luttes de Marseille, d’Arpin, de Locéan, de Blas, le féroce espagnol, du grand Mulâtre et de Tom Cribbs, l’élégant boxeur anglais. Je donnai même à l’ouverture du Château-Rouge, sur une tête de Turc toute neuve, le coup de poing de cinq cent trente-deux livres devenu historique; c’est l’acte de ma vie dont je suis le plus fier. En mai 1840, je partis pour l’Espagne. Je n’étais encore sorti de France que pour une courte excursion en Belgique. Je ne puis décrire l’enchantement où me jeta cette poétique et sauvage contrée, rêvée à travers les Contes d’Espagne et d’Italie d’Alfred de Musset et les Orientales d’Hugo. Je me sentis là sur mon vrai sol et comme dans une patrie retrouvée. Depuis, je n’eus d’autre idée que de ramasser quelque somme et de partir : la passion ou la maladie du voyage s’était développée en moi. En 1845, aux mois les plus torrides de l’année, je visitai toute l’Afrique française et fis, à la suite du maréchal Bugeaud, la première campagne de Kabylie contre Bel-Kasem-ou-Kasi, et j’eus le plaisir de dater du camp d’Aïn-el-Arba la dernière lettre d’Edgar de Meilhan, dont je remplissais le personnage dans le roman épistolaire de La Croix de Berny, fait en collaboration avec madame de Girardin, Méry et Sandeau. Je ne parlerai pas d’excursions rapides en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Suisse. Je parcourus l’Italie en 1850, et j’allai à Constantinople en 1852. Ces voyages se sont résumés en volumes. Plus récemment, une publication d’art, dont je devais écrire le texte, m’envoya en Russie en plein hiver, et je pus savourer les délices de la neige. L’été suivant, je poussai jusqu’à Nijni-Novgorod, à l’époque de la foire, ce qui est le point le plus éloigné de Paris que j’aie atteint. Si j’avais eu de la fortune, j’aurais vécu toujours errant. J’ai une facilité admirable à me plier sans effort à la vie des différents peuples. Je suis Russe en Russie, Turc en Turquie, Espagnol en Espagne, où je suis retourné plusieurs fois par passion pour les courses de taureaux, ce qui m’a fait appeler, par la Revue des Deux Mondes,  » un être gras, jovial et sanguinaire « . – J’aimais beaucoup les cathédrales, sur la foi de Notre-Dame de Paris, mais la vue du Parthénon m’a guéri de la maladie gothique, qui n’a jamais été bien forte chez moi. J’ai écrit un Salon d’une vingtaine d’articles, toutes les années d’exposition à peu près, depuis 1835, et je continue au Moniteur la besogne de critique d’art et de théâtre que je faisais à La Presse. J’ai eu plusieurs ballets représentés à l’opéra, entre autre Giselle et La Péri, où Carlotta Grisi conquit ses ailes de danseuses; à d’autres théâtres, un vaudeville, deux pièces en vers : Le Tricorne enchanté et Pierrot posthume; à l’Odéon, des prologues et des discours d’ouverture. Un troisième volume de vers : Émaux et camées, a paru en 1852, pendant que j’étais à Constantinople. Sans être romancier de profession, je n’en ai pas moins bâclé, en mettant à part les nouvelles, une douzaine de romans : Les Jeunes-France, Mademoiselle de Maupin, Fortunio, Les Roués innocents, Militona, La Belle Jenny, Jean et Jeannette, Avatar, Jettatura, Le Roman de la momie, Spirite, Le Capitaine Fracasse, qui fut longtemps ma  » Quinquengrogne « , lettre de change de ma jeunesse payée par mon âge mûr. Je ne compte pas une quantité innombrable d’articles sur toutes sortes de sujets. En tout quelque chose comme trois cents volumes, ce qui fait que tout le monde m’appelle un paresseux et me demande à quoi je m’occupe. Voilà, en vérité, tout ce que je sais sur moi.


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